19
Agnès Sowerbutts
Au matin, Alice nous prépara un bon petit déjeuner, tirant le meilleur parti des ingrédients qu’elle avait à sa disposition. Je l’aidai en lavant les pots et les poêles, en épluchant pommes de terre, carottes et navets. Nous fîmes cuire aussi un des jambons, après qu’Alice l’eut soigneusement flairé pour s’assurer qu’il n’était pas empoisonné.
— Profite bien de ce repas, me conseilla l’Épouvanteur, tandis que je plongeais ma cuillère dans la soupe fumante. Ce sera le dernier avant longtemps. Après, nous jeûnerons, en prévision de notre lutte contre l’obscur.
Mon maître ne nous avait pas encore exposé le programme de la journée, mais une pensée m’occupait l’esprit, celle qui m’avait tenu éveillé presque toute la nuit.
— Je me fais du souci pour ma famille, dis-je. Ne pourrions-nous aller à Roughlee et les ramener ici ? Il y a sûrement des herbes, dans la malle de ma mère, qui soigneraient Jack…
L’Épouvanteur approuva d’un air songeur :
— Oui, c’est une bonne idée. Mieux vaut les éloigner du territoire des Deane. C’est risqué, mais, avec la fille pour te guider, je suppose que tu réussiras.
— Tout ira bien, Tom, enchérit Alice. Ne t’inquiète pas, ils seront ici, sains et saufs, dans moins de deux heures. Et nous trouverons de quoi soulager ton frère.
— De notre côté, reprit l’Épouvanteur, James et moi, nous retournerons à Downham. Le temps se fait court ; il me paraît sage de rassembler quelques hommes du village et de les conduire à l’abri de la tour. Ce sera le meilleur endroit d’où combattre, le moment venu. En chemin, nous nous renseignerons sur Wurmalde et la jeune Mab. La première doit être mise hors d’état de nuire. La deuxième aura eu le loisir de se calmer et saura peut-être entendre raison.
Le petit déjeuner avalé, je tirai une chemise propre de mon sac et ôtai celle que je portais depuis plusieurs jours, sale, tachée de sang, imprégnée de l’affreux souvenir de la mort du père Stocks. J’étais soulagé de m’en débarrasser. Nous fûmes bientôt en route. Personne ne pouvant relever le pont-levis après notre départ, il nous fallait passer par le tunnel. L’Épouvanteur allait en tête, une lanterne à la main, éclairant l’escalier. Alice fermait la marche avec une autre lanterne. À mesure que nous descendions, nous traversions des espaces déserts et silencieux. Je remarquai que les cadavres de l’homme et de la sorcière avaient été enlevés.
Cependant, après avoir franchi la dernière trappe, je devinai une présence. La lumière de nos lampes ne révélait rien, et je n’entendais que l’écho de nos pas. Mais la salle circulaire, en dessous, était vaste ; les piliers ménageaient de nombreux coins d’ombre. Arrivé au bas des marches, je sentis les cheveux de ma nuque se hérisser.
— Qu’est-ce que nous avons là ? fit l’Épouvanteur en désignant le pilier le plus éloigné.
Il s’approcha, le bâton prêt à frapper, la lanterne levée. J’avançai à ses côtés, serrant mon propre bâton, Alice et James sur mes talons.
Au pied du pilier, il y avait un seau en bois, et quelque chose tombait dedans, goutte à goutte, avec régularité. Un pas de plus m’apprit qu’il contenait du sang, et qu’il était presque plein.
Je levai les yeux. Des chaînes pendaient juste au-dessus, dans la pénombre de la voûte. Ces chaînes avaient dû servir à attacher des prisonniers. À présent, des petits animaux y étaient accrochés par la queue, d’autres par les pattes : des rats, des belettes, des lapins, des hermines et quelques écureuils. Tous pendaient la tête en bas. Ils avaient été égorgés, et leur sang dégouttait dans le seau. Cela m’évoquait l’enseigne d’un garde-chasse : des animaux morts cloués à une clôture, servant à la fois d’avertissement et d’exposition.
L’Épouvanteur grimaça :
— Vilain spectacle ! Enfin, ce ne sont pas des êtres humains…
— Pourquoi les lamias ont-elles fait ça ? m’exclamai-je.
— Quand j’aurai l’explication, petit, grommela mon maître, je la noterai dans mes cahiers. Tout cela est nouveau pour moi. Je n’ai jamais eu affaire, jusqu’alors, à des lamias ailées. Est-ce une façon de collecter différentes sortes de sangs en vue d’un repas plus succulent ? À moins que ce rituel n’ait de signification que pour une lamia sauvage. Nos connaissances ne cessent de s’enrichir, même s’il faut parfois du temps pour trouver les bonnes réponses à nos interrogations. Un jour, tu auras la chance de lire les notes de ta mère et tu trouveras peut-être une indication. Repartons ! Nous n’avons pas de temps à perdre.
Il avait à peine fini de parler qu’un grattement retentit, quelque part au-dessus de nos têtes. Nerveux, je levai les yeux. Je perçus au même instant un clic caractéristique : l’Épouvanteur avait libéré la lame rétractable cachée dans son bâton. Une forme noire déboula le long d’un pilier et surgit dans le rond de lumière des lanternes. C’était une des lamias.
La créature était descendue la tête la première ; ses ailes repliées dans son dos et son corps demeuraient dans l’ombre, seule sa face était éclairée. L’Épouvanteur pointa son arme vers elle ; James brandit son marteau, prêt à frapper. La lamia ouvrit largement la bouche et siffla, révélant une rangée de dents aussi tranchantes que des rasoirs.
Posant mon bâton, je retins mon maître et mon frère par l’épaule :
— Ne craignez rien. Elle ne s’attaquera pas à moi.
Passant entre eux, je m’avançai.
Maman avait écrit que ces créatures me protégeraient, quitte à y laisser la vie. C’était pour Alice et mon maître que je m’inquiétais. Et je ne voulais pas que la créature soit tuée, même par légitime défense !
— Sois prudent, Tom, me supplia Alice. Je n’aime pas son allure. Elle est laide et dangereuse. Méfie-toi…
— La fille a raison, enchérit l’Épouvanteur. Reste sur tes gardes, petit ! Ne t’approche pas trop !
En dépit de leurs avertissements, je fis un autre pas. Des griffes acérées avaient creusé des sillons dans la pierre du pilier. Deux yeux luisants plongeaient droit dans les miens.
D’une voix calme, je m’adressai à la lamia :
— Tout va bien. Ces gens sont mes amis. Je t’en prie, ne leur fais pas de mal. Protège-les comme tu me protégerais ; laisse-les aller librement.
Et je me forçai à sourire.
Pendant un instant, la créature se tint immobile. Puis une brève lueur s’alluma dans ses petits yeux cruels, tandis que ses lèvres s’étiraient imperceptiblement en une grimace qui devait être un sourire. Une des pattes avant se tendit vers moi ; les longs ongles n’étaient qu’à une largeur de main de mon visage. Je crus qu’ils allaient me toucher. Mais la lamia hocha seulement la tête en signe d’assentiment. Ses yeux toujours fixés sur les miens, elle escalada de nouveau le pilier et disparut dans les ténèbres.
— Pour rien au monde je ne voudrais faire ce boulot ! s’exclama mon frère avec un long soupir de soulagement.
— Je ne saurais te le reprocher, James, dit l’Épouvanteur. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse. Allons, dépêchons-nous… !
Nous suivîmes le long corridor où donnaient les portes des cachots. Ils étaient encore hantés par des morts qui n’avaient pas trouvé le repos. Je percevais leur angoisse, j’entendais leurs voix plaintives. James, n’étant pas le septième fils d’un septième fils, échappait à ça, mais moi, j’avais hâte de laisser toute cette souffrance derrière moi. Or, avant que nous ayons atteint la porte de bois menant au tunnel, l’Épouvanteur me saisit par l’épaule, me forçant à m’arrêter.
— C’est terrible, petit, dit-il doucement. Il y a des âmes tourmentées, ici. Bien plus que je n’en ai jamais rencontré enfermées dans un même lieu. Je ne peux les abandonner ainsi…
— Des âmes ? Quelles âmes ? demanda James en jetant autour de lui des regards effrayés.
— Ce ne sont que les esprits de ceux qui sont morts dans ces cachots, dis-je. Rien qui puisse nous faire du mal. Mais ils sont en grande détresse et attendent leur délivrance.
— Mon devoir est de m’occuper d’eux dès maintenant, confirma l’Épouvanteur. Ça risque de prendre un peu de temps. Écoute, James, rends-toi à Downham. Tu n’as pas besoin de moi. Tu auras même plus de chances de rallier les villageois si je ne suis pas là. Passe la nuit là-bas, et rassemble autant d’hommes que tu pourras demain. N’essaie pas d’emprunter le tunnel ; la vue des cachots, c’en serait trop pour ces braves gens. Va directement à la tour, nous abaisserons le pont-levis. Ah, autre chose ! Ne mentionne pas la mort du pauvre père Stocks pour le moment. Tout le village serait sous le choc, leur moral en prendrait un coup.
S’adressant à Alice et à moi, il ajouta :
— Quant à vous deux, allez à Roughlee et ramenez Jack, Ellie et la petite ici, où ils seront en sécurité. Je vous rejoindrai dans quelques heures.
Nous laissâmes donc mon maître seul avec une lanterne. Une longue tâche l’attendait : envoyer vers la lumière les âmes des morts de la tour Malkin. Nous nous engageâmes dans le tunnel, Alice en tête et James sur mes talons.
Le lac fut bientôt en vue. Alice avança avec précaution, levant haut la lanterne. Une soudaine puanteur envahit mes narines. Néanmoins, ce n’était pas cela qui me troublait. Lors de notre précédent passage, le lac était ridé de vaguelettes. À présent, sa surface était parfaitement lisse, reflétant tel un miroir la silhouette d’Alice et la lumière de la lanterne. Puis je compris pourquoi.
L’antrige ne gardait plus le passage. Des morceaux de la créature étaient dispersés ici et là. La tête était contre la paroi du fond. Un bras énorme flottait près de la rive, les doigts épais, exsangues, enfoncés dans la boue comme dans une ultime tentative pour sortir du lac.
Alice désigna quelque chose sur le sentier, des traces de pas. Elles n’étaient pas humaines, c’était celles d’une lamia.
— Elle nous a dégagé la voie, Tom, dit Alice. Et je ne crois pas me tromper en affirmant que nous n’avons plus rien à craindre d’aucune sorcière…
Elle avait certainement raison. Pourtant, tandis que nous longions le lac, mon malaise s’accentua. Bien que l’antrige soit détruit, j’avais l’impression que des yeux me surveillaient.
Nous continuâmes jusqu’à atteindre la chambre souterraine. Après avoir patienté là un instant, à l’affût du danger, nous parcourûmes la dernière section du tunnel, où le plafond bas nous obligeait à ramper sur les coudes et les genoux. Nous émergeâmes enfin, par le trou du mur, à l’intérieur du sépulcre. Alice se releva et s’épousseta. Puis elle éclaira les lieux. Les chaînes, dans le coin, ne retenaient plus personne. La vieille Maggie était partie, sans doute libérée par sa famille au moment de leur fuite.
Nous soufflâmes la flamme de la lanterne et Alice la posa derrière la porte ; elle pourrait servir plus tard. Dehors, nous saluâmes James, qui remonta aussitôt vers le nord pour se rendre à Downham. Alice et moi prîmes la direction de Roughlee. Un vent violent secouait les arbres, l’odeur de la pluie flottait dans l’air. L’orage menaçait.
Nous marchâmes quelque temps en silence. Le ciel s’assombrissait et les premières gouttes de pluie se mirent à tomber. Une sourde inquiétude me taraudait. Habituellement, j’avais confiance dans le jugement d’Alice. Or, plus j’y pensais, plus cela me semblait de la folie d’avoir laissé les miens à la garde d’une Deane.
— Ta tante, dis-je, tu es sûre qu’on peut compter sur elle ? Ça fait des années que tu ne l’as pas vue. Le fait de vivre à Pendle a pu la transformer. Et si elle était sous l’influence du reste de la famille ?
— Tu n’as aucun souci à te faire, Tom, je te le promets. Agnès Sowerbutts n’a jamais exercé ses talents de sorcière jusqu’à la mort de son mari. Depuis, elle vient en aide aux gens et garde ses distances avec les autres membres du clan Deane.
Ces paroles me rassérénaient un peu. Cette Agnès était probablement ce que l’Épouvanteur appelait une bénévolente. Je fus tout à fait rassuré en découvrant la maison. C’était un cottage isolé, bâti au bas d’une colline, au bord d’un étroit sentier. À un bon mille de là, les fumées montant des cheminées du village s’effilochaient au-dessus des arbres.
— Attends-moi ici, dit Alice. Je m’assure que tout va bien.
Je la regardai descendre la pente. La pluie tombait plus fort, et je relevai mon capuchon. La porte du cottage s’ouvrit avant qu’Alice ait frappé. Je devinai qu’elle parlait à quelqu’un qui restait dans l’ombre du porche. Puis elle se retourna et me fit signe de la rejoindre. Lorsque j’arrivai, elle avait déjà disparu à l’intérieur de la maison. Une voix féminine, bourrue mais bienveillante, me lança :
— Rentre vite à l’abri, et ferme la porte !
J’obtempérai. Quelques pas m’amenèrent au centre d’une petite pièce. Un bon feu brûlait dans l’âtre, et une bouilloire chantonnait sur un fourneau. Il y avait aussi un rocking-chair et une table où était posé un chandelier. Avec un certain soulagement, je notai que la bougie n’était pas noire comme celles qu’utilisent de préférence les sorcières, mais en bonne cire d’abeille.
L’endroit était accueillant, mieux éclairé que l’étroitesse de la fenêtre le laissait supposer. Les murs étaient couverts d’étagères où s’alignaient des flacons et des pots de toutes sortes. Chacun portait une étiquette écrite en latin. Pas de doute, la propriétaire des lieux faisait office de guérisseuse.
Alice se frottait les cheveux avec une serviette. Agnès Sowerbutts, qui se tenait près d’elle, lui arrivait à peine à l’épaule. La petite femme, aussi large que haute, m’accueillit avec un bon sourire :
— Sèche-toi vite, Tommy, me dit-elle en me tendant une autre serviette. Inutile d’attraper un rhume ! Je suis contente de te connaître, Alice m’a beaucoup parlé de toi.
Je la remerciai d’un sourire poli. Je n’aime guère qu’on m’appelle Tommy, mais j’aurais eu mauvaise grâce de protester. Je m’essuyai le visage, inquiet de constater que la pièce ne révélait la présence de personne d’autre.
— Où sont Jack, Ellie et Mary ? demandai-je. Est-ce qu’ils vont bien ?
Agnès me tapota le bras :
— Ils sont dans la pièce à côté, Tommy. Ils dorment tranquillement. Tu veux les voir ?
Comme j’acquiesçai, elle m’introduisit dans une chambre meublée d’un grand lit. Jack et Ellie y reposaient, la petite allongée entre eux. Tous trois avaient les yeux clos, et, l’espace d’un instant, je craignis le pire : je n’entendais aucun bruit de respiration.
— Ne t’inquiète pas, Tom, me dit Alice en entrant derrière moi. Agnès leur a donné une potion qui les a plongés dans un sommeil profond et réparateur.
— Je n’ai pas réussi à soigner l’état mental de ton frère, je regrette de le dire, fit la petite femme en secouant tristement la tête. Il a repris des forces ; il sera capable de marcher quand il se réveillera. Mais son esprit continuera de battre la campagne, pauvre garçon !
Alice me pressa la main d’un geste rassurant :
— Dès que nous serons dans la tour, je fouillerai dans la malle de ta mère ; je trouverai un remède.
Elle semblait sûre d’elle ; je ne me sentis pas mieux pour autant. Je commençais à douter que mon frère se rétablisse jamais pleinement. De retour dans la première pièce, Agnès nous prépara une boisson d’herbes fortifiantes au goût amer, censée soutenir notre énergie dans la dure tâche qui nous attendait encore. Elle m’assura que les dormeurs s’éveilleraient d’eux-mêmes dans quelques heures, et qu’ils seraient alors en état de rejoindre la tour Malkin à pied.
— Sinon, rien de nouveau, ma tante ? s’enquit Alice.
— Les gens de la famille ne me confient pas grand-chose, répondit Agnès. Ils ne s’occupent pas plus de moi que je ne m’occupe d’eux. Heureusement, je n’ai pas les yeux dans ma poche. On s’agite beaucoup, ces derniers temps ; on s’apprête pour Lammas. Il est venu hier plus de Malkin au village que je n’en ai vu en un mois. Quelques Mouldheel aussi, et c’est bien la première fois !
Alice eut un rire taquin :
— Ils ne sont pas tous passés devant chez toi, je suppose ! Comment as-tu appris tout ça, tante Agnès ?
La petite femme s’empourpra. Je crus qu’elle était fâchée. Elle était seulement embarrassée.
— Une vieille solitaire comme moi a besoin d’un peu de distraction, tu sais. De ma fenêtre, il n’y a pas grand-chose à regarder, à part des champs pleins de troupeaux bêlants et des arbres agités par le vent. Il faut bien rompre la monotonie des jours.
Alice me lança un clin d’œil :
— Ma petite tante se sert volontiers d’un miroir, pour se tenir au courant des événements.
Souriant à la vieille dame, elle demanda :
— Tu pourrais le faire pour nous, tante Agnès ? On voudrait bien découvrir ce que trafiquent les Mouldheel et surtout Mab Mouldheel. Tu saurais la trouver ?
Agnès resta un instant interdite. Enfin, elle fit un bref signe d’assentiment et alla fourrager dans le tiroir d’un buffet. Elle en tira un miroir, d’environ trente centimètres sur vingt, cerclé de cuivre et muni d’un socle. Elle le posa sur la table, en approcha le chandelier et s’assit en face.
— Ferme les rideaux, Alice ! ordonna-t-elle.
Lorsque les épais rideaux eurent plongé la pièce dans l’obscurité, Agnès passa la main au-dessus de la chandelle, dont la mèche s’enflamma. Je soupçonnai soudain que cette femme était bien plus que ce qu’elle prétendait être. Une simple guérisseuse n’utilise pas de miroirs et n’allume pas les chandelles d’un claquement de doigts ! L’Épouvanteur n’aurait pas aimé ça. Je n’avais plus qu’à espérer que, comme mon amie, Agnès mettait ses pouvoirs au service du bien plutôt qu’à celui de l’obscur…
Dans le silence qui tomba sur la pièce, on n’entendit plus que le tapotement de la pluie contre la vitre. Debout derrière Agnès, nous regardions par-dessus ses épaules. Elle commença à marmonner entre ses dents ; presque aussitôt, la surface de verre s’embruma.
La main d’Alice se referma sur mon bras.
— Tante Agnès est très douée, me glissa-t-elle à l’oreille. Les Mouldheel n’ont qu’à bien se tenir !
Des images se succédèrent alors : l’intérieur d’un cottage ; une vieille prostrée sur une chaise, un chat noir sur les genoux ; l’autel d’une chapelle en ruine. Puis le miroir s’obscurcit. Agnès se mit à se balancer d’avant en arrière ; son front se couvrit de sueur. Des mots tombaient de ses lèvres en une litanie ininterrompue.
À présent, nous ne distinguions plus que des nuages filant dans le ciel et des branches sauvagement agitées par le vent, comme si nous étions couchés sur le sol. C’était bizarre. Comment faisait-elle apparaître ça ? Où était l’autre miroir ? Puis deux silhouettes entrèrent dans notre champ de vision, immenses, distordues. J’eus l’impression d’être une fourmi observant des géants. L’une de ces personnes était pieds nus ; l’autre portait une longue robe. Avant même que l’image se précise et que je reconnaisse les visages, je sus de qui il s’agissait.
Mab discutait avec animation avec Wurmalde, qui posait familièrement une main sur son épaule. En souriant, elles échangèrent un signe d’assentiment. Soudain, un pan de tissu noir balaya le sol ; j’eus un bref aperçu de souliers pointus et, entre eux, d’un pied nu à trois orteils terminés par des ongles aussi durs et pointus que des griffes. Tibb était caché sous les jupes de sa maîtresse !
L’image s’effaça, mais nous en avions vu assez. Ainsi, les Mouldheel s’apprêtaient à rejoindre les deux autres clans ! Agnès souffla la chandelle et alla ouvrir les rideaux. Se tournant vers nous, elle secoua la tête d’un air inquiet :
— Cette saleté me flanque la chair de poule. La Terre se porterait mieux sans lui.
— Et sans Wurmalde, ajouta Alice.
— Comment vous y prenez-vous ? voulus-je savoir. Je croyais qu’il fallait deux miroirs…
Alice répondit à la place de sa tante :
— Pour une sorcière vraiment douée, une bassine d’eau suffit, ou une mare, si sa surface est tranquille. Tante Agnès a toujours été très habile. Wurmalde et Mab se tenaient près d’une grosse flaque, elle s’en est servie.
À ces mots, un frisson me courut le long du dos. Je revis le lac souterrain, les lambeaux de l’antrige flottant à sa surface, aussi lisse qu’une plaque de verre. Je me rappelai mon curieux malaise.
— Quand nous avons longé le lac, dis-je, j’ai eu l’impression d’être surveillé. Quelqu’un l’aurait-il utilisé comme un miroir, au moment où nous passions ?
— C’est possible, Tommy, fit Agnès, soucieuse. En ce cas, ils savent que tu as quitté l’abri de la tour. Ils pourraient bien te guetter au retour.
— Alors, nous prendrons par le bois des Corbeaux. Ils ne s’attendent pas à ça. L’Épouvanteur est dans la tour ; il abaissera le pont-levis à notre arrivée.
Alice me lança un regard dubitatif :
— Ils peuvent aussi bien être embusqués dans le bois et, si nous devons crier pour appeler le vieux Gregory, ils nous entendront. C’est tout de même un coup à tenter, surtout si on fait un détour et qu’on approche par le nord…
— Sauf que l’Épouvanteur va en avoir pour des heures à délivrer les âmes en peine retenues dans les cachots. Il risque de ne pas nous entendre. Autant ne partir qu’à la nuit tombée.
— Restez ici aussi longtemps que vous voudrez ! dit Agnès. Vous êtes les bienvenus. Que diriez-vous d’une bonne soupe ? Les dormeurs seront affamés, à leur réveil. Je vais en préparer pour tout le monde.
Tandis qu’Agnès s’affairait devant son fourneau, un faible cri s’éleva dans la chambre à côté. La petite Mary venait de se réveiller. Presque aussitôt j’entendis Ellie la réconforter. Je frappai trois petits coups à la porte et entrai. Ellie tenait sa fille dans ses bras ; Jack était assis au bord du lit, la tête dans les mains. Il ne leva même pas les yeux.
— Te sens-tu mieux, Ellie ? demandai-je. Et comment va Jack ?
Elle m’adressa un sourire :
— Je vais beaucoup mieux, merci ! Et Jack semble retrouver ses forces. Il n’a pas encore prononcé un mot, mais, regarde-le : il a réussi à s’asseoir. C’est un gros progrès.
Mon frère n’avait pas bougé et ne m’avait pas reconnu. Je fis cependant mine de me réjouir, pour ne pas alarmer Ellie :
— Magnifique ! Nous allons vous ramener à la tour Malkin, vous y serez plus en sûreté qu’ici.
Je vis une lueur d’effroi passer dans son regard.
— N’aie aucune crainte ! repris-je. Les lieux sont à nous, maintenant ; il n’y a plus de danger.
— J’espérais ne jamais revoir cet horrible endroit, murmura-t-elle.
— Cela vaudra mieux, Ellie. Bientôt, vous retournerez à la ferme, et tout redeviendra comme avant.
— Je le voudrais bien, Tom. Mais, en vérité, je n’y crois plus. J’ai toujours désiré être une bonne épouse pour Jack et avoir une famille à aimer. À présent, tous mes espoirs sont anéantis ; je ne vois pas comment les choses pourraient redevenir comme avant. Je devrais seulement m’efforcer de faire bonne figure, pour le bien de notre petite Mary.
À cet instant, mon frère se leva et s’avança vers moi, une expression bizarre sur le visage.
— Content de te voir sur pied, Jack, m’écriai-je en lui tendant les bras.
L’ancien Jack m’aurait gratifié d’une embrassade digne d’un ours, m’écrasant à moitié les côtes dans son enthousiasme. Au lieu de ça, il s’arrêta au bout de trois pas. Sa bouche s’ouvrit et se referma à plusieurs reprises. Puis il secoua la tête, l’air décontenancé. Bien que ferme sur ses jambes, il avait l’esprit vide. Je souhaitai de tout cœur qu’Alice trouve, dans la malle de maman, un remède qui le sorte de ce triste état.
Peu après le coucher du soleil, nous remerciâmes Agnès Sowerbutts et reprîmes la route sous une légère bruine.
Alice et moi allions en tête, à une allure modérée. De lourds nuages obscurcissaient le ciel, et il faisait très noir. Du moins cela nous rendait-il plus difficiles à repérer si quelqu’un nous guettait quelque part. La petite Mary, fébrile, s’accrochait à sa mère, qui devait s’arrêter fréquemment pour l’encourager. Jack marchait à pas lents et ne cessait de trébucher. Il buta soudain dans une bûche et s’étala de tout son long, assez bruyamment pour alerter toutes les sorcières de Pendle.
Notre plan consistait à contourner largement le bois des Corbeaux par l’est. Au début, tout alla bien. Puis, alors que nous décrivions une courbe pour gagner la tour par le nord, je devinai une présence dans le noir. Je crus d’abord que c’était un effet de mon imagination. Mais le vent malmenait les nuées qui se déchiraient en lambeaux, et le ciel s’éclaircissait peu à peu. La lune apparut dans une trouée, répandant alentour sa lumière d’argent. En regardant par-dessus mon épaule, j’eus le temps d’apercevoir des silhouettes, au loin, avant qu’un gros nuage ne nous replonge dans l’obscurité.
— On est suivis, Alice, dis-je à voix basse pour ne pas effrayer les autres.
Elle approuva de la tête :
— Des sorcières, nombreuses, et leurs hommes les accompagnent.
Nous étions entrés dans le bois des Corbeaux et approchions d’un ruisseau au cours rapide. J’entendais l’eau bouillonner et clapoter sur les rochers.
— Si on passe de l’autre côté, on sera en sécurité, lançai-je.
Par chance, la rive n’était pas abrupte. J’aidai Ellie, qui portait sa fille, à traverser. L’eau nous couvrait à peine les chevilles, mais les pierres étaient glissantes. Jack avait du mal à tenir debout ; il tomba deux fois avant de se hisser sur la berge boueuse sans un mot de protestation.
Je soupirai de soulagement : le plus gros du danger était derrière nous. Les sorcières seraient incapables de traverser. Mais la lune apparut, et ce qu’elle me révéla me remplit de consternation. À une vingtaine de pas sur notre droite, il y avait une écluse de sorcières, une épaisse planche de bois suspendue par des cordes au-dessus de l’eau. Un système de poulies permettait de l’abaisser entre deux poteaux munis d’une encoche formant glissière, placés de chaque côté du ruisseau. Nos poursuivants auraient vite fait d’actionner le mécanisme et d’arrêter le flot. Nous n’avions pas beaucoup d’avance sur eux. Ils nous rattraperaient bien avant qu’on ait atteint la tour.
— Rien n’est perdu, me cria Alice. On a peut-être un moyen de les arrêter. Suis-moi !
Elle courut vers l’écluse. La lune apparaissait et disparaissait, éclairant les bois par intermittence. Alice montra l’eau, sous la planche. Je distinguai une épaisse ligne sombre qui reliait une rive à l’autre.
— Les hommes du clan ont ôté les pierres et creusé une tranchée dans le lit du ruisseau, m’expliqua Alice. Ils l’ont bordée d’une planche de part et d’autre pour que celle formant l’écluse s’encastre entre les deux. Si on jette des pierres dedans, le barrage ne sera plus étanche.
Cela valait le coup d’essayer. En théorie, la chose était facile. Dans la pratique… Il faisait noir et, lorsque je plongeai les bras dans l’eau froide jusqu’au coude, je ne pus rien saisir. La première pierre, profondément enfoncée, refusait de bouger. La deuxième était plus petite mais encore trop lourde, et mes doigts ne trouvaient aucune prise.
À ma troisième tentative, je remontai une pierre à peine grosse comme mon poing. Alice, elle, en avait déjà placé deux dans la rainure.
— Approche, Tom ! me lança-t-elle. Mets ta pierre à côté des miennes. Quelques-unes suffiront…
J’entendais de plus en plus près le clappement de pieds nus sur le sol humide. Je soulevai une autre pierre, un peu plus grosse, et la jetai dans la tranchée. Lorsque la lune se montra de nouveau, elle éclaira une silhouette trapue qui levait la main pour s’emparer du levier. La poulie grinça ; la planche entama sa descente.
J’allais me pencher pour chercher une dernière pierre quand Alice me tira par la manche :
— Ça ira, Tom ! Viens ! Ils n’arriveront pas à fermer, et l’eau continuera de courir.
Est-ce que ça marcherait ?
Je suivis Alice sur l’autre rive, et nous rejoignîmes les autres en hâte pour les entraîner sous les arbres. Ellie était épuisée ; elle titubait, serrant toujours sa fille contre elle. À cette vitesse d’escargot, nous n’en sortirions jamais.
— Donnez-moi la petite, insista Alice en tendant les bras.
Je crus que Ellie allait refuser. Mais elle accepta d’un hochement de tête et lui confia l’enfant. Le grincement de la poulie résonnait toujours derrière nous.
Enfin nous atteignîmes l’orée du bois. La tour s’élevait là, droit devant. Nous y étions presque.
Un cliquetis de chaînes m’emplit alors d’espoir : on abaissait le pont-levis ! Inquiet de ne pas nous voir revenir, l’Épouvanteur nous avait certainement guettés du haut des créneaux.
Or, comme nous arrivions au bord des douves, un cri guttural retentit dans notre dos. Je jetai un regard en arrière, et mon espoir sombra aussi lourdement que les pierres dans le ruisseau : des formes sombres se précipitaient vers nous. Les sorcières avaient traversé, en fin de compte.
— On aurait dû mieux boucher la tranchée, lâchai-je amèrement.
— Non, Tom, on a fait ce qu’il fallait, dit Alice en rendant la petite Mary à sa mère. Ce ne sont pas des sorcières, mais ça ne vaut pas mieux : on a les hommes du clan aux trousses.
Ils étaient bien une demi-douzaine, des types aux yeux fous, brandissant de longs couteaux dont les lames étincelaient au clair de lune. Le pont était en place, à présent. Nous poussâmes Jack, Ellie et Mary vers la porte bardée de fer et fîmes face. J’imaginais mon maître dévalant l’escalier pour venir nous ouvrir. « Vite ! » le suppliai-je intérieurement. Nos poursuivants étaient sur nous.
À l’intérieur de la tour, on manœuvra le lourd loquet. La porte grinça sur ses gonds. Ellie hurla. Je détournai d’un coup de bâton une lame visant ma tête. À cet instant, quelqu’un se plaça à mon côté. C’était l’Épouvanteur. Il projeta son bâton telle une lance dans la poitrine de mon adversaire. L’homme poussa un cri et bascula dans les douves en soulevant une gerbe d’eau noire.
— À l’intérieur, tous ! ordonna John Gregory.
Il soutint l’assaut de deux autres attaquants qui se jetaient sur lui, épaule contre épaule. Je ne voulais pas le laisser seul, mais il me repoussa si violemment que je faillis tomber. Un nuage passa devant la lune, nous plongeant dans l’obscurité. Sans réfléchir davantage, je gagnai la porte derrière Alice. Un nouveau cri de douleur retentit. Je me retournai juste à temps pour voir quelqu’un basculer. Il y eut un bruit d’éclaboussures. Était-ce l’Épouvanteur ? L’avaient-ils jeté dans les douves ? Une silhouette sombre fonça sur moi. Au moment où je levai mon bâton pour me défendre, je reconnus mon maître.
Il franchit le seuil d’un pas chancelant, jura et s’appuya de l’épaule contre la porte. Alice et moi l’aidâmes à refermer le lourd battant. Quelque chose de pesant s’écrasa contre le bois. L’Épouvanteur rabattit l’énorme loquet. Nos ennemis restèrent dehors.
— Grimpez là-haut, vous deux, et remontez le pont-levis ! aboya l’Épouvanteur.
Je m’élançai, Alice sur mes talons. Ensemble, nous mîmes les poulies en branle. Des cris furieux montaient d’en bas, des chocs métalliques. Les alliés des sorcières tambourinaient en vain contre la porte. Nous continuâmes de tourner le cabestan, nous arc-boutant de toutes nos forces. Dent après dent, l’engrenage faisait son travail. Au-dehors, le plouf de corps tombant dans l’eau nous apprit que les assaillants sautaient l’un après l’autre dans le fossé pour ne pas être écrasés entre la porte et le tablier du pont.
Enfin, nous étions en sécurité. Du moins, provisoirement. Tandis qu’Ellie installait Mary et Jack aussi confortablement que possible, l’Épouvanteur, Alice et moi fîmes le point sur les derniers événements. Nous étions tous épuisés et, une heure plus tard, nous étions allongés sur le plancher, roulés dans des couvertures sales. Je sombrai aussitôt dans un sommeil sans rêves.
Au milieu de la nuit, je fus réveillé par des sanglots. Ellie ? À voix basse, j’appelai dans le noir :
— Ellie ? Ça va ?
Elle ne répondit pas, mais les pleurs se turent. Il me fallut un long moment pour me rendormir. Je ne cessai de songer au lendemain, à ce qui nous attendait encore. Nous n’avions plus beaucoup de temps. Dans deux jours, ce serait Lammas. Nous avions perdu une journée à ramener Jack à la tour. Je supposai donc que, le lendemain, l’Épouvanteur s’occuperait en priorité de Wurmalde. Si nous ne mettions pas un terme à ses agissements, si nous n’empêchions pas la réunion de toutes les sorcières, le Diable marcherait parmi nous, et Ellie ne serait plus la seule à pleurer la nuit dans son sommeil…